Reportages du journal le Monde - MKK - juillet 2002 

L'art inattendu des enfants des rues de Dakar

Le Festival d'Avignon présente "Enfants de nuit", ensemble de créations de jeunes errants sénégalais recueillis et pris en charge par une association d'artistes, fondée par le metteur en scène français Jean-Michel Bruyère.

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Man-Keneen-Ki, la maison médicalisée des enfants errants à Dakar  (2002 - aménagements François Beauchet)

Le Monde
Publié le 11 juillet 2002 à 09h31 
Dakar, de notre envoyée spéciale

L'art inattendu des enfants des rues de Dakar

C'est une grande maison, haute de trois étages, située dans le quartier tranquille de Grand-Yof. Man-Keneen-Ki, une association fondée en 1997 par des artistes sénégalais et le metteur en scène français Jean-Michel Bruyère, installé à Dakar depuis une dizaine d'années, y accueille trente enfants de la rue. Là, ils habitent, prennent leurs repas, se font soigner et pratiquent des activités artistiques. L'écrivain Oumar Sall, le plasticien Amadou Kane Sy, le poète Issa Samb et Jean-Michel Bruyère prennent en charge intégralement ces enfants et adolescents récupérés dans la rue. Les activités proposées mêlent le théâtre, le cirque, l'écriture, la photo ou la peinture. "Ce qu'ils veulent ? Lutter contre le sort hallucinant, vertigineux de drames et de souffrances, que nos sociétés réservent, dès l'enfance, à ceux d'entre nous qui ne sont pas nés au bon endroit, du bon côté ou parfois seulement dans le bon quartier", explique Jean-Michel Bruyère.

Dans le jardinet du rez-de-chaussée, à l'ombre des arcades, une petite salle de classe est en train d'être équipée par le designer français François Bauchet. Au premier étage, les garçons ont leurs chambres et une salle de détente. Au deuxième étage, un labo-photo a été installé et des terrasses servent de lieux de répétition pour le théâtre et le cirque. La maison est régie par Grand Malien, un ancien faxxman (enfant errant) recueilli par Man-Keneen-Ki à ses débuts, aujourd'hui âgé de 25 ans.

Un dispensaire a été aménagé depuis deux ans pour soigner gratuitement les faxxman qui survivent dans les rues de Dakar. "Ils viennent pour des blessures liées à des bagarres à coups de tesson de bouteille ou de couteau ou pour des infections qui sont souvent déjà très avancées", explique Papis Kane, le jeune médecin en charge du dispensaire. "J'essaie de leur expliquer comment prendre les médicaments. Je leur confie des cachets en petite quantité, car les boîtes neuves sont immédiatement revendues sur le marché informel." La plupart des faxxman abusent des diluants (comme le white-spirit) : "Le diluant les aide à supporter la vie, mais il affaiblit gravement les défenses du corps", ajoute le médecin. C'est là le seul interdit de la maison de Man-Keneen-Ki : les diluants y sont totalement proscrits.

Pour la trentaine d'enfants qui vivent en permanence dans la maison - tous des garçons, un projet pour les filles, de plus en plus nombreuses dans la rue, est étudié par l'association -, ce sont les aînés qui s'occupent des plus petits. Ibé, arrivé à l'âge de 11 ans, est à présent le responsable des activités de théâtre et le metteur en scène de la troupe de Man-Keneen-Ki - un nom qui signifie "Moi-l'autre", en wolof. La troupe des enfants se produit régulièrement au Sénégal, dans la rue ou dans des lieux culturels. Elle est souvent invitée à jouer dans les services pédiatriques des hôpitaux du pays. Sada Tangara, 18 ans, anime les ateliers photo. La photo a été l'une des premières activités, avec les ateliers d'écriture, proposées aux enfants.

Dakar la nuit, photo Sada Tangara 1998

Dès ses premières rencontres avec les enfants, en 1996, Jean-Michel Bruyère leur distribue des appareils photo jetables. Il a envie de savoir comment ils voient la ville de Dakar, cette ville qui les rejette. Les enfants se photographient entre eux -"J'ai photographié ceux qui étaient habillés comme moi", explique l'un - ou attrapent des images de la ville en toute liberté : "Ceux qui me voyaient faire ne pouvaient pas imaginer que j'avais dans les mains un appareil neuf, ils pensaient que je déconnais avec un truc ramassé dans les poubelles."

Pour la Biennale des arts contemporains africains de Dakar, en 1998, Man-Keneen-Ki expose une centaine de ces 1 800 clichés. Les visiteurs sont guidés par les enfants eux-mêmes. A l'issue de l'exposition, Sada Tangara, âgé de 15 ans, décide de devenir photographe professionnel. L'adolescent, qui a vécu quatre ans dans la rue, construit alors une œuvre intitulée Le Grand Sommeil, consacrée aux errants de Dakar, photographiés la nuit, d'abord en noir et blanc, puis en couleur.
 

Les artistes de Man-Keneen-Ki estiment que le nombre d'enfants errants à Dakar est d'environ 3 000. Leur action, qu'ils mènent sans demander la moindre aide publique au Sénégal ou en France, sert entre autres à rendre le problème visible, mais ils se veulent conscients de ses limites. "Devant l'ampleur du phénomène, ce que nous faisons ne compte pas, ne change rien. Nous le faisons parce qu'une certaine acuité de notre regard, nécessaire à nos travaux d'art, fait que nous sommes à la fois disposés et contraints à percevoir les réalités les moins immédiatement apparentes de la ville où nous vivons, l'une des plus pauvres du monde." Jean-Michel Bruyère récuse toute notion de pitié : "Nous agissons seulement pour préserver notre dignité minimum, mise en danger par l'entrée de ces enfants-déchets dans l'espace de notre perception."

En six ou sept ans, les garçons de Man-Keneen-Ki ont déjà réalisé des œuvres. Ils ont participé plusieurs fois à la Biennale de Dakar et monté un spectacle de théâtre, fondé sur leurs propres écrits, qui a tourné en France, Poèmes à l'infect (Le Monde du 15 juin 1998). Plusieurs d'entre eux sont en passe de devenir des artistes professionnels, comme le metteur en scène Ibrahim Konaté, les peintres Babacar Sy et Papisthione, le photographe Sada Tangara. La formation d'artistes professionnels n'était pas un objectif de l'association, mais elle s'est développée compte tenu des difficultés d'insertion de ces jeunes marginaux dans des filières plus conventionnelles.

En outre, Man-Keneen-Ki entend démontrer, à travers les expositions et les spectacles, que les enfants de la rue sont porteurs d'une sensibilité inaltérée et d'un potentiel artistique. "Les œuvres que notre association s'attache à diffuser dans le monde entier ne mettent pas en avant la misère du monde, mais la richesse d'un monde d'enfants oubliés, méprisés, niés avant que d'avoir existé."

Catherine Bédarida
pour Le Monde

"Enfants de nuit", LFK-la Fabriks, exposition-spectacle. La Baraque Chabran, près de la porte Thiers, Avignon. De 15 heures à 17 heures, du 12 au 22 juillet (relâche le 14). Tél. : 04-90-14-14-14. 16

 

Un artiste engagé contre la pauvreté

Un artiste engagé contre la pauvreté

Par CATHERINE BEDARIDA

Publié le 12 juillet 2002

Né en 1959, Jean-Michel Bruyère est un artiste pluridisciplinaire - metteur en scène, scénographe, réalisateur, écrivain - installé à Dakar depuis dix ans, après avoir voyagé dans plusieurs pays. Il anime le groupe LFK-la Fabriks, un collectif d'intellectuels et d'artistes qui s'est formé à Paris dans les années 1980. Jean-Michel Bruyère bénéficie de résidences de création régulières au Centre international de création vidéo de Belfort et à la Grande Halle de La Villette. Il a tourné plusieurs films, dont Element of a Naked Chase (2000) ou Si poteris narrare, licet (2002). Il collabore avec le Ballet atlantique Régine Chopinot, pour lequel il réalise films, installations, photographies.

Actuellement, il prépare un opéra, Battling Siki, consacré à un boxeur sénégalais de légende, aujourd'hui disparu. L'œuvre sera créée à l'Opéra national de Bonn en 2003. Il devrait ensuite mener un projet en commun avec le cinéaste danois Lars Von Trier.

Jean-Michel Bruyère a publié deux livres sur son expérience avec les enfants errants, un ouvrage richement illustré, notamment des photos de Sada Tangara et des peintures de Babacar Sy, comprenant des textes écrits par les jeunes, L'Envers du jour (Léo Scheer, 320 p., 53,35 ), et un court pamphlet, La Guerre aux pauvres (Sens & Tonka, 50 p., 5 ). Sur un ton brillant, il y dénonce la prétendue « lutte contre la pauvreté » annoncée par des organisations internationales comme l'ONU, qui se transforme en « guerre contre les pauvres » . « L'on aurait pu choisir de lutter contre les plus riches, ils ne sont que trois. À quelques bons gaillards, la victoire était facile. On a préféré donner la guerre aux pauvres, qui sont six cents millions, et la bataille, forcément, traîne en longueur », ironise-t-il.

A Dakar, l'auteur vit dans le milieu artistique sénégalais. Il est proche du sculpteur Ousmane Sow, dont l'exposition sur la passerelle des Arts, à Paris, avait connu un vif succès. Le travail avec les enfants errants l'a aussi mis en contact avec des juges - l'association a obtenu la responsabilité légale des enfants -, des médecins ou des patrons de bar : avec celui du bistrot de la petite île de N'Gor, en face de Dakar, il aménage une cabane pour les vacances des enfants de Man-Keneen-Ki.

Catherine Bédarida
pour Le Monde
 

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Le Grand sommeil - Sada Tangara (1998)