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Reportage
 

«Cette école a sauvé une partie de ma jeunesse» : Sup de sub, la structure marseillaise qui réussit «là où l’Etat échoue»

Cette école atypique installée depuis 2019 dans la friche la Belle-de-Mai s’efforce de reconnecter des décrocheurs de la vie et des études. Mais ses financements pourraient s’arrêter, mettant en péril son avenir.
 

Sarah, Betty, Tasmin, Alaeddine et Georges, à l'école Sup de Sub, à Marseille. (Olivier Monge/Myop pour Libération)

 

par Rachid Laïreche et Photos Olivier Monge

publié le 17 août 2025 à 8h10

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Jean-Michel Bruyère tient dans ses bras une petite fille. Elle a un peu moins de 2 ans, son rire laisse apparaître ses premières dents. Le metteur en scène pose des questions à sa mère. «Elle a bien mangé ?» «Tu l’emmènes faire sa sieste ?» Un chien traîne dans les parages : John, un bâtard recueilli par Jean-Michel Bruyère. La vie est partout. Des filles tapotent sur leur ordinateur. Des garçons rappent dans un studio d’enregistrement. D’autres fument des clopes dans la petite cour à l’entrée. Le lieu est hybride, rapidement familier, compliqué à décrire. Un atelier à la friche la Belle-de-Mai, à Marseille, transformé en école, nommée Sup de sub (1), depuis 2019.

Elle a été créée dans le cadre du dispositif inclusion du ministère du Travail, qui vise à aider à l’insertion des plus vulnérables. La base principale se trouve dans ce lieu culturel emblématique marseillais, planté au milieu d’un quartier pauvre ; une antenne, plus petite, accueille également des jeunes à Bobigny, en Seine-Saint-Denis. Tous les ans, quatre-vingts étudiants environ, âgés de 16 à 26 ans, sont sélectionnés pour suivre la formation. Elle dure douze mois. Cet été, Libération a passé trois jours à Sup de Sub pour comprendre le fonctionnement de ce lieu atypique.

Des jeunes qui partent de rien, ou presque, passent une année à créer des projets artistiques avec une liberté insolente. Les contraintes sont rares, les emplois du temps inexistants. Ils chantent, dansent, filment, lisent, écrivent à leur guise. Une manière de reconnecter des décrocheurs de la vie et des études grâce à l’art et la culture. L’école leur offre aussi une évasion : ils partent en excursion une fois par an dans un village des Cévennes ou du Vercors durant une quinzaine de jours. Les élèves touchent 550 euros par mois sous forme d’indemnités de la formation professionnelle, versés par l’Agence de service de paiements.
 

Jean-Michel Bruyère, le directeur et fondateur de l'école Sup de sub, à Marseille. (Olivier Monge/Myop pour Libération)


Jean-Michel Bruyère refile le bébé à sa mère, une étudiante de l’école, pour faire la visite de l’atelier. Une grande caverne, où il fait bon l’été et trop froid l’hiver, pleine de trésors. Des décors, des instruments de musique, une salle de cinéma et un tas de trucs mis à disposition des élèves pour leur permettre de créer. «Ces jeunes ne sont pas compatibles avec le système scolaire, dit-il. Lors des entretiens, on fonctionne à l’envers. Les gamins qui ont le plus besoin d’un coup de pouce dans la vie ont le plus de chance de trouver une place chez nous.» La mission du metteur en scène et ses équipes – environ 80 intervenants depuis l’ouverture de Sup de sub – dépasse le cadre de la scolarité. Ils gèrent tous les jours les soucis de logement, violences, ruptures familiales ou conjugales, financiers et judiciaires. Les journées ne se ressemblent jamais, l’improvisation est reine.

«Je me régale»

Tout le monde a l’air heureux. La méthode marche comme sur des roulettes, mais une mauvaise nouvelle est tombée. Le dispositif du ministère du Travail arrive à son terme. L’école est en sursis : elle a besoin d’un million d’euros par promo, pour payer les onze salariés, les intervenants, les excursions, et le matériel. «Une suite est supposée être pilotée par France Travail, sauf que le nouveau cadre imposé est tellement contraignant que notre école n’a pas pu s’y inscrire, explique une salariée qui gère l’administratif. La vraie question est de savoir ce qui permettrait de continuer vraiment le travail, surtout au vu des résultats obtenus.»

Depuis la naissance de Sup de sub, 96 % des élèves poursuivent des études, trouvent un travail ou créent une entreprise, dans des domaines variés, à la fin de leur formation. Jean-Michel Bruyère attend un signe du ministère du Travail, qui a promis une réponse, et qui n’a pu donner plus de détails quand Libération l’a sollicité.

Bilal, 29 ans, se pose sur des conteneurs au fond de l’atelier. Son regard est malicieux. Son sourire aussi. Le Marseillais était dans la première promotion, en 2019. Les choses sont allées très vite. Il est aujourd’hui encadrant. Bilal ne parlait pas, ou presque, quand il est arrivé à Sup de sub. «Petit, j’aimais bien écrire et tout, mais je ne savais pas trop ce que je voulais faire dans la vie. On m’a présenté le projet quand je suis sorti de prison après des petites conneries.» Jean-Michel Bruyère lui file rapidement des responsabilités pour le mêler aux autres. Bilal devient une «sorte de délégué». Il accompagne le metteur en scène lors de ses rendez-vous avec les pouvoirs publics. Il donne son avis sur les cours et les intervenants. «J’ai arrêté l’école très tôt, à 15 ans, mais j’ai toujours aimé la gamberge et la réflexion, dit-il. J’ai demandé à Jean-Michel de nous ramener un professeur de philosophie et tout le monde a kiffé.»
 

Depuis la naissance de Sup de sub, 96 % des élèves poursuivent des études, trouvent un travail ou créent une entreprise, dans des domaines variés, à la fin de leur formation. (Olivier Monge/Myop pour Libération)

Bilal est une «pile électrique» : il anime des ateliers à l’école, aide son cousin dans son épicerie le soir, écrit des textes dans son coin, mais il est aussi acteur. Le père de deux petites filles est tout content d’être «stable professionnellement» après un long chemin semé d’embûches.

«Tu vois les choses comment aujourd’hui ?

— Je fais plein de choses sans avoir le sentiment de travailler. Franchement, je me régale, mais ça n’a pas toujours été facile.

— Pourquoi ?

— J’ai craché dans la soupe plus d’une fois. Jean-Michel m’a fait confiance dès le premier jour mais je n’ai pas toujours assuré. Je déraillais en retombant dans mes travers. Ce n’est pas facile de rompre avec la rue. J’avais un pied au quartier avec des potes qui me tiraient vers le bas et un autre ici. Heureusement, j’ai fait le bon choix. Cette école a sauvé une partie de ma jeunesse.

— Pourquoi l’école marche bien ?

— Tu fais des rencontres avec des gens de partout qui arrivent avec leurs parcours, leurs problèmes et leurs histoires… mais il n’y a pas de compétition entre les élèves. Nous ne sommes pas dans la performance, les notes ou le jugement. Les intervenants ne donnent jamais leur avis sur le résultat.»

«Notre objectif n’est pas de repérer des talents»

Jean-Michel Bruyère, 66 ans, sautille partout. Cheveux en arrière, lunettes sur le nez et dégaine à la cool. Il est reconnu pour ses multiples expérimentations et inventions. Le metteur en scène, qui est aussi musicien, graphiste et plasticien, a créé de nombreuses écoles expérimentales depuis le début des années 90. A Marseille, déjà, où il a vu naître le groupe légendaire de rap la Fonky Family. Mais également en Normandie, à Berlin et au Sénégal. Il est resté dix ans à Dakar où il a construit un grand pensionnat et une clinique pour les enfants à la rue. «Je reste très libre par rapport au pouvoir et aux institutions. Je ne suis pas à la marge mais à distance des mondanités et des plans de communication, dit-il. Notre objectif n’est pas de repérer des talents mais de les aider à construire leur vie avec plus de force.»
 

Alphonse Clarou enseigne la philosophie : «Ce qui me surprend le plus, ici, c’est le changement. Tu ne peux pas savoir comment la journée va se dérouler. Tout le monde s’adapte à l’autre.» (Olivier Monge/Myop pour Libération)

Un bruit grinçant provient de la cour. Alaeddine, le régisseur de l’école, cheveux longs qui dépassent de sa casquette à l’envers, ponce une baignoire. Il a une idée en tête : la transformer en canapé. Jean-Michel Bruyère le regarde faire en souriant. L’homme de 29 ans a lui aussi été étudiant, dans la troisième promotion. Il écrit en parallèle un scénario sur sa vie. Il aimerait en faire un film, en être l’acteur principal et monter les marches du Festival de Cannes. Mais ses rêves sont sur pause, à cause de sa situation administrative.

Alla Edine a grandi en Algérie, à Annaba. Il n’était pas trop mal à l’école et très bon sur les terrains de foot. La France et Marseille ont toujours fait partie de ses projets. Il a de la famille dans le coin. Alaeddine traverse la Méditerranée clandestinement dans une barque en 2019. Il passe quelque temps chez sa tante. La vie est rude. Il vend quelques cigarettes dans les quartiers de Noailles et Belsunce, mais il ne veut pas de cette vie-là. Sa cousine lui parle de Sup de sub. Alla Edine intègre l’école deux ans après son arrivée en France. Et découvre un autre monde : le cinéma, le théâtre, la peinture, le bricolage, la débrouille et la mécanique – il répare gratos les scooters des potes de l’école.

Les choses se sont récemment compliquées. Il a reçu une obligation de quitter le territoire français en 2024, après une demande de régularisation.

«A quoi ressemble ta vie ?

— Je vis avec ma copine, une Française, dans le quartier de la Joliette. Je ne sors presque pas. C’est malheureux, mais j’ai peur de me faire contrôler par la police. Je ne peux pas retourner en Algérie alors que j’ai réussi à savoir ce que je voulais faire dans la vie. Les gens comme Jean-Michel m’aident pour faire les dossiers mais c’est compliqué.»

«Tout le monde s’adapte à l’autre»

Les élèves de la cinquième promotion se préparent à retrouver la vraie vie. La formation se terminera le 20 septembre, à Marseille, où ils présenteront leurs créations dans un cadre magnifique : au domaine de Luminy, au cœur des calanques. Betty, 24 ans, n’a encore rien de concret pour les mois à venir mais «tout est plus clair» dans sa tête. La formation a réveillé son envie de travailler dans le cinéma. Tasmin, 20 ans, originaire de Seine-Saint-Denis, se dirige vers le design dans la mode : «Cette année m’a permis de m’ouvrir aux autres et à moi-même. J’étais très passive et dans l’attente. J’ai appris à me mettre dans l’action et à développer ma créativité.» Erwan, 24 ans, Marseillais de naissance, fait du graffiti depuis des années, un peu de musique et des belles phrases. «Pendant un temps, j’ai fait de la maçonnerie et je me suis régalé sur les chantiers, dit-il. J’ai même intégré les Compagnons du devoir et du tour de France, mais je n’avais pas la passion. J’ai longtemps été dans la lune mais j’ai trouvé ma place ici.»

Jean-Michel Bruyère prépare le déjeuner avec des élèves. Des pâtes, du poulet, de la sauce tomate, du parmesan et des vannes à foison. Alphonse Clarou, qui enseigne la philosophie depuis que Bilal a demandé des cours, est posé à l’écart, tranquille en attendant la graille. «Ce qui me surprend le plus, ici, c’est le changement. Tu ne peux pas savoir comment la journée va se dérouler. Tout le monde s’adapte à l’autre, dit-il. Je n’ai jamais imaginé faire un cours magistral, je suis plutôt dans le partage de la pensée, et à force de les côtoyer, ils ont changé mon rapport à la langue et aux langages.» Le professeur de philosophie s’est fait des potes, notamment ceux qui passent la frontière comme Bilal : à Sup de sub, l’élève peut devenir collègue du jour au lendemain.

«Rattrapée par mon passé»

A la fin du déjeuner, Sarah se balade dans le labyrinthe de la friche avec John, le petit chien du metteur en scène. Elle a fait partie de la première promotion. Aujourd’hui, Sarah, 25 ans, est dans l’équipe pédagogique. Les étudiants lui demandent des conseils ; elle coordonne les événements. Durant la balade, elle rembobine son existence en tirant sur sa clope. Elle prend le temps de choisir ses mots. Elle ne dit pas grand-chose de son enfance à Marseille et de sa famille – les liens sont coupés. «Tout commence vraiment à partir en vrille à 18 ans. J’étais étudiante à Aix-en-Provence et la propriétaire de la maison, où je louais une chambre, m’a mise à la porte du jour au lendemain.» La propriétaire pensait que Sarah était originaire «des îles». Elle «a pété les plombs» quand elle a découvert ses origines tunisiennes.

«Tu fais quoi lorsque tu te retrouves à la porte ?

— Je me débrouille mais je ne m’attendais pas à vivre tout ça.»

«Tout ça» : ce sont des nuits passées dans une Twingo stationnée devant une résidence à Marseille. Puis dans des squats, avec des punaises de lit qui lui bouffent le corps. Elle fait la manche dans la rue. Pas un rond, plus de famille, plus d’école. Un pote lui confie une chienne, un pitbull aveugle, qui la suit partout comme son ombre. «C’est à cette période qu’on me parle de l’école. Je suis contente mais ma chienne enceinte met au monde huit chiots au même moment. Je cherche à les placer avant de me rendre à Sup de sub.» Elle rôde dans les rues de la ville avec une bassine pleine de chiots en attendant un miracle. Une connaissance lui parle «d’un gars» à Tarascon, à un peu plus d’une heure de Marseille, qui pourrait les accueillir.

L'école Sup de sub a été créée dans le cadre du dispositif inclusion du ministère du Travail, qui vise à aider à l’insertion des plus vulnérables. (Olivier Monge/Myop pour Libération)

A 20 ans, Sarah découvre une nouvelle version de l’enfer. Son hôte à Tarascon la séquestre durant des semaines : viols, coups, maltraitance. Elle échappe à son bourreau et à la mort pour retrouver Marseille et sa nouvelle école. Deux ans plus tard, en juillet 2021, les policiers retrouvent dans la maison de son ancien hôte le corps d’un adolescent de 13 ans décapité. Arthur André, schizophrène, a été abattu par la police en tentant de s’enfuir par les toits.

«Tu arrives à tenir après tout ce que tu as vécu ?

— La première année à l’école était super. J’apprends des trucs, je fais de la danse et du théâtre. En sortant, j’ai eu des rôles dans des courts métrages et dans Plus belle la vie. Et à ce moment-là, alors que je me voyais remonter la pente, je me suis fait rattraper par mon passé. J’ai dépensé tout l’argent que j’avais réussi à gagner dans la drogue dure.»

«Il m’a aidée sans jamais me juger»

Sarah parle de son vécu avec une forme de distance. Aujourd’hui, elle ne prend plus de drogue. Elle réalise des documentaires, continue le cinéma, fait de la photo, écrit des scénarios. Elle a des nouveaux potes, un amoureux et une belle famille. Une nouvelle classe sociale. Elle revient de loin mais les cicatrices sont tenaces. «Je suis bien mais il m’arrive parfois d’être en décalage avec les nouvelles personnes que je fréquente lorsque j’écoute leurs discussions.» A la fin de la balade, elle voit au loin Jean-Michel Bruyère. Elle sourit. «Il m’a aidée sans jamais me juger. J’ai conscience du chemin que j’ai réalisé entre mon entrée à l’école et maintenant, mais j’ai encore un peu besoin de lui.»

Alla Edine a grandi en Algérie, à Annaba. Il traverse la Méditerranée clandestinement dans une barque en 2019 et intègre l’école deux ans après son arrivée en France. (Olivier Monge/Myop pour Libération)

La journée passe lentement comme un jeudi du mois d’août. Il fait frais à l’intérieur, tandis que le soleil fracasse les crânes à l’extérieur. Le futur incertain de l’école est dans les pensées de Bruyère et de ses équipes. Comment faire sans le financement du ministère du Travail ? Faut-il lancer les inscriptions pour former la prochaine formation ou attendre ?

En attendant les réponses, le metteur en scène prend le temps de poser d’autres questions : «L’Etat a fait appel à des gens comme nous, en reconnaissant que lui-même n’arrivait à rien. Nous réussissons là où il échoue même à seulement pénétrer. Pourquoi cesser de le reconnaître ? Pour des questions budgétaires ? Mais combien coûte un assisté social tout au long de sa vie ? Combien coûte une journée de prison par personne ? Combien coûtent les troubles de la santé mentale ? Comment soigner les addictions ? Quel est le coût d’une société profondément inégale, fragmentée, conflictuelle, violente ? A partir de quel niveau social, le prix de la qualité de développement et d’épanouissement devient acceptable ?» Les complications actuelles le poussent à réfléchir à une transformation de l’école avec moins de moyens et des gamins qui ont trouvé un chemin après avoir zigzagué sur un fil. Comprendre : le metteur en scène ne compte pas éteindre la lumière de l’atelier.

(1) Comme «école supérieure de quartier», de l’anglais «suburb».